Quand Jane Eyre devenait une héroïne de roman-photo…

Rêves, l’hebdomadaire sentimental des éditions Nuit et Jour, publie un grand nombre d’adaptations d’auteurs populaires ou classiques, français ou étrangers. Entre octobre 1952 et avril 1953, les lectrices découvrent Jane Eyre (1847), le roman de Charlotte Brontë, façon roman-photo. Mais ce classique de la littérature anglaise a subi un certain nombre de changements pour se conformer non seulement aux codes de ce genre alors nouveau en France, mais aussi à la morale de l’époque…

 

[1] Rêves, du 23 octobre 1952 au 16 avril 1953

L’écriture d’un roman-photo est très codifiée : tous les romans publiés dans Rêves sans exception sont des romances dans lesquelles l’amour est le sujet principal. Bien que les romans-photos inédits soient majoritaires dans les premières années, Nuit et Jour s’intéresse aussi aux adaptations de romans. Toutes ses productions passent alors à la moulinette du roman-photo, devenant des histoires excessivement sentimentales avec un schéma narratif standardisé et des scènes stéréotypées. La transformation de Jane Eyre, roman féministe du XIXe siècle, en romance à l’eau de rose, offre un bel exemple de ces transformations exigées par le genre.

 

 

 

 

La version de Jane Eyre que l’on trouve dans Rêves est un roman-photo historique en costumes. Seul la signature de Charlotte Brontë apparait, car on sait que les auteurs qui se prêtaient au jeu de l’adaptation, par exemple Jean-Louis Bouquet, ne tenaient pas spécialement à voir leur nom associé à ce mauvais genre… Jane Eyre est une assez grosse production pour le journal. Elle comporte vingt-cinq épisodes de trois ou quatre pages, soit un épisode par semaine pendant six mois[1]. La structure originelle est changée dès le début du roman-photo : sur les cinq parties du roman de Charlotte Brontë, les deux premières sont complètement supprimées. L’enfance malheureuse de Jane à Gateshead Hall et son éducation au pensionnat de Lowood School disparaissent. Le roman commence quand Jane, jeune femme, vient de trouver une place d’institutrice à Thornfield dans une famille aisée. La voici âgée d’une petite vingtaine d’années, comme toutes les héroïnes des autres romans-photos…

Jane, personnage féministe ?

 

Si physiquement l’actrice qui incarne Jane correspond à ce que l’on peut imaginer du personnage principal, sa personnalité et sa subjectivité sont cependant considérablement transformées. Dans le roman anglais, Jane est une femme entêtée et indépendante. La place de la femme dans la société anglaise du XIXe siècle est au cœur de l’œuvre de Charlotte Brontë. Ses héroïnes sont relativement puissantes et proactives. À l'époque où Brontë écrit, le rôle de la femme dans la société bien éduquée est de trouver un homme pour se marier. Jane Eyre, écrit du point de vue du personnage féminin à la première personne, raconte au contraire l’émancipation de Jane par l’éducation. Son personnage refuse de se conformer aux normes de genre de l’époque et à l’oppression masculine, quitte à risquer l’exclusion sociale. Selon Kathryn White et Frank Ferguson, ce roman « a enthousiasmé et choqué le public par son affirmation provocante et sans concession de l'autorité féminine[1]». Or de jeune femme indépendante et émancipée, Jane devient dans Rêves une demoiselle romantique et soumise, en accord à la fois avec les codes sociaux et les héroïnes de romans-photos des années 1950.

 

La scène de première rencontre entre Jane et Mr. Rochester, qui deviendra son grand amour, est à ce titre édifiante : dans le roman, les deux personnages se rencontrent au chapitre XII. Jane est partie poster une lettre pour son maître, qu’elle n’a encore jamais rencontré. Perdue dans ses pensées, elle marche dans les bois quand un homme passe au grand galop et brise le charme de sa rêverie. Son agacement est alors manifeste[2]. Rien de tel dans le roman-photo, où dès la première apparition du personnage masculin, Jane semble conquise :

 

« Tandis que je rejoignais la route, je vis surgir devant moi un cavalier comme un héros de légende. » 

 

 

On observe donc une transformation du point de vue féminin, de l’indépendance d’une pensée où Rochester est un intrus, vers une forme de soumission admirative, dès les premiers instants de l’histoire entre les deux personnages. Dans tout son roman, Brontë tente de redéfinir les rôles de genre de l’époque par le comportement de la protagoniste, mais ce message ne survit pas à la transformation en roman-photo. Dans Rêves, Jane n’échappe pas au coup de foudre…

 

« Le rayonnement d’un merveilleux bonheur »

Le roman subit aussi un lissage au niveau des registres : la partie la plus évidente dans laquelle le roman est transformé pour correspondre aux attentes des lectrices de Rêves est le dénouement. Le roman Jane Eyre a une conclusion ironique : certes, Rochester et Jane se marient, mais Rochester a été marqué physiquement par les événements du roman puisqu’il a perdu l’usage d’une main et se trouve quasiment aveugle. La fin du roman-photo présente une situation bien moins amère. Il y a un gros plan sur les deux visages radieux du couple qui regarde vers le ciel, dans une pose photographique que l’on retrouve régulièrement dans d’autres romans-photos. Les deux amoureux enfin réunis regardent ensemble dans la même direction et se tournent vers un avenir enfin heureux. C’est un peu l’équivalent photographique du célèbre « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » du conte et cette conclusion est plus proche de Gone With the Wind (1939) que du roman Jane Eyre ! Cette fin à tendance cinématographique correspond davantage aux normes romantiques du cinéma américain du milieu du XXe siècle qu’à la littérature féministe anglaise du XIXe siècle. Selon les critères de Rêves, la fin du livre original ne convenait donc pas à la sensibilité des lectrices.

“Dans tous les sens du terme, le cliché est peut-être donc le propre du roman-photo.”

Parce que le roman de Charlotte Brontë présente bien une histoire d’amour, Jane Eyre semblait approprié pour être inclus dans Rêves en tant que roman-photo. Mais l’on observe un certain nombre de changements selon les codes de ce nouveau genre, qui transforment de manière significative le ton et le message de l'histoire originale. Jane Eyre, histoire d’émancipation féminine, devient donc une romance à l’eau de rose, intégrant la longue série des romans et films sentimentaux de l’époque. Il n’en reste pas moins que pour de nombreuses lectrices, ces adaptations ont servi de porte d’entrée vers la lecture des classiques, comme aujourd’hui peuvent le permettre certains films ou certaines séries.

bibliographie

White, Kathryn, and Frank Ferguson. 2019. "The Silence, Exile, and Cunning of “I”: An Analysis of Bildungsroman as the Place Model in the Work of Charlotte Brontë and James Joyce" Education Sciences 9, no. 4: 248. https://doi.org/10.3390/educsci9040248

 

Dernière mise à jour : 13/05/2024