« Capitaine Bel Amour, drame chez les routiers » roman-photo, 1952-53

Les crédits qui figurent au premier épisode, Rêves 326 25 sept 1952

Capitaine Bel Amour est un roman-photo de 20 épisodes comportant chacun deux à trois pages, publié dans Rêves du 25 septembre 1952 au 5 février 1953. Le magazine privilégie la nouveauté : comme produit d’appel, le pilote fait la une, les quatre premiers épisodes se positionnent devant les deux séries en cours, Colomba (adapté de Mérimée) et Des Larmes de Sang. Dans Rêves, les scénarios inédits alternent avec les adaptations de classiques populaires. Claude Sainval, homme de théâtre, signe pour l’occasion le scénario, tandis que deux collaborateurs fidèles de Nuit et Jour, René Gendre et Yannick Boisyvon, s’occupent l’un de la photographie, l’autre de la réalisation. De petits rôles au cinéma en carrières avortées dans la chanson, le casting de Capitaine Bel Amour est tombé dans l’anonymat, comme on peut s’y attendre pour une production dont le budget semble minimal : pas de changement de costumes, peu de décors, pas de vedettes.

De la une aux pages intérieures

 

Page de une de Rêves N°326, 25 septembre 1952, dessinée par Rino Ferrari

 

Modèles de patron proposés pour l’automne 1952, p.15.

Ce roman-film est annoncé dès la une. D’après son sous-titre, Capitaine Bel Amour est un « drame d’amour » se passant dans un milieu populaire, celui des routiers. Or le dessin de une ne semble que très peu correspondre à cette étiquette générique. On y voit une femme très sexualisée : robe relevée, cheveux longs, seins en obus, tout rappelle la pin-up des pulps. Cette érotisation est renforcée par le regard du jeune homme allongé la tête sur ses genoux, au centre d’une diagonale allant des mollets dénudés au décolleté. Quant à l’homme, avec sa chemise ouverte et sa valise, il évoque davantage un vacancier qu’un routier. Pourquoi choisir un dessin en couleur, sans aucune ressemblance a priori avec le titre annoncé ? La réponse tient en un encart : « Le modèle de cette couverture est notre PATRON-POCHETTE ». Les unes répondent à une charte graphique standardisée et c’est tout le magazine Rêves que la une promeut, non seulement le nouveau roman-film, dont l’histoire s’articule bien autour d’un couple, mais aussi les confidences amoureuses des lectrices, ou encore les parties plus pratiques, comme la couture.

 

Rêves, 25 septembre 1952

En revanche les premières photos correspondent davantage au cadrage d’un drame social : un camion, deux casquettes, le travail de nuit qualifié de « fichu métier », tout converge vers un registre familier et réaliste. On pourrait presque se croire dans un polar, effet renforcé par la décapotable accidentée et l’agression qui a lieu sur la photo suivante. Pourtant c’est vite un motif classique de romance qui se présente pour ouvrir cette nouvelle histoire : un jeune homme courageux sauve une jeune femme en détresse sur le bord de la route !

Rêves, 25 septembre 1952

Au cœur du drame : les classes sociales

Les premières pages insistent par de nombreux aspects sur l’écart social qui sépare les jeunes gens : les costumes attirent tout de suite l’attention sur leur différence de classes. Au-delà de la casquette, le motif pied-de-poule du tailleur de Françoise n’a rien d’anecdotique. On le retrouve sur un veston dans un autre roman-photo du même numéro (Des larmes de Sang). Il facilite le confort de lecture et l’identification visuelle de l’héroïne en noir et blanc, mais il fonctionne surtout comme une marque de distinction associée au Prince de Galles puis à Dior. Dans l’épisode 4 (n°329, p. 5) lorsqu’on découvre Françoise dans son environnement habituel, on comprend qu’elle revenait de vacances en solitaire sur la Côte d’Azur. En 1952 les carnets de rationnement ne sont pas loin et un véhicule individuel constitue déjà un signe extérieur de richesse, surtout pour une jeune femme. Dans l’épisode 2, la nuit, en pleine campagne, les employés de son père reconnaissent son cabriolet au premier coup d’œil. Cette scène, placée après une vue du repas des routiers, offre un contraste maximal sur l’écart de conditions de vie entre la fille unique d’un industriel et ses employés.

Rêves, 2 septembre 1952.

 

Les registres de langues bien distincts permettent aussi de caractériser l’opposition de la jeune bourgeoise et de l’ouvrier. Après une allusion au boxeur G. Charpentier (1894-1975), on lit « qu’il y a du grabuge » et « Moi, j’aime ça, la bagarre ! », deux formes orales et populaires, dans la bouche du routier, avant d’appeler « à la rescousse ! ». L’héritière, elle, use d’un registre soutenu (sur le plan lexical et syntaxique). Cependant cet usage contrasté de la langue ne dure pas. Passé le premier épisode, Gilbert parle la même langue que Françoise, preuve que la visée de Capitaine Bel Amour reste avant tout sentimentale.

 

On reconnait donc ici un motif récurrent du roman-photo, car il offrait sans doute des figures d’identification au plus grand nombre, tant la question, pour les femmes de l’époque, était de « trouver un bon parti ». Cependant il est à noter ici que le « bon parti » n’est pas un mais une héritière et que c’est le jeune séducteur qui est au bord de la misère tandis que la jeune fille farouche vit dans l’opulence.

 

Des femmes fortes au volant de leur vie

Pour les lectrices françaises, l’après-guerre correspond à une double dynamique d’émancipation et de retour au foyer. Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir est paru chez Gallimard en 1949. L’ouvrage connait un succès retentissant auprès des Françaises émancipées de fait par la scolarisation et le recours massif à la main d’œuvre féminine, mais restreintes sur le plan privé par la politique nataliste. Le personnage de Françoise est de cette génération : « Quand cesserez-vous de me considérer comme une collégienne ? » s’agace-t-elle dans le n°337.

 

Rêves, 2 novembre 1952, p. 22, épisode 9  et Rêves, 15 novembre 1952, p. 20, épisode 11

 

 

Capitaine Bel-Amour revisite et semble subvertir certaines conventions genrées en montrant deux personnages féminins, aux commandes de leur vie... et de poids lourds ! La rivale de Françoise est loin d’être une oie blanche : associée à l’entreprise de transports de Bel-Amour sur ses économies personnelles, elle n’hésite pas à prendre le volant du camion dès l’épisode 9, car « elle a souvent accompagné son père ». C’est d’ailleurs en le sauvant financièrement qu’elle plaît le plus au héros. Quant à Françoise, elle est indissociable de son bolide : quand Gilbert la dédaigne, Françoise se lance à sa poursuite en voiture et lui tient tête avec insolence. Elle conduira elle aussi sans crainte un camion. Lors de leur première rencontre, elle n’hésite d’ailleurs pas à l’éconduire et à le gifler, usant aussi d’un langage particulièrement énergique puisqu’elle le menace de « lui arracher les yeux » s’il s’avise de recommencer…

 

L’héroïne est si peu naïve qu’on se demande si le dessin sexualisé de une ne visait pas à l’identifier comme une femme forte, affranchie et libérée, bien que jamais le roman-photo ne montre aucune promiscuité physique entre les amoureux.

Vers une remise en question du mariage traditionnel ?

Une scène de l’épisode 12 est caractéristique de l’ambivalence de ce roman photo quant à l’institution du mariage : elle montre une posture qui, de loin, pourrait évoquer une demande en mariage ; mais à y regarder de plus près, l’héroïne y formule toute la problématique du marché matrimonial de l’époque : « une fille qu’on respecte est une fille avec laquelle on s’ennuie » craignent aussi de se trouver contraints à un mariage sans amour. Pour Gilbert, ses craintes sont confirmées à l’épisode 10 lorsque Louisa le « considère comme son fiancé » (n°335 p. 23), jusqu’à ce qu’il lui rende l’argent à l’épisode 15 (n°340 p. 22), ce qu’elle comprend immédiatement comme une rupture.

 

Finalement les deux protagonistes vivent l’ordre patriarcal comme une menace pour leur épanouissement individuel. Chacun participe d’un triangle amoureux avec un.e partenaire proche socialement mais non sentimentalement, qui représentent les écueils d’un mariage prison. Françoise est ainsi promise au bras droit de son père, qui est un prédateur sur le plan professionnel (on l’a d’abord découvert comme l’instigateur du sabotage du camion de Bel Amour) et personnel. À ses yeux, le mariage n’est qu’un moyen d’ascension sociale, ce que Françoise dénonce explicitement à son père qui ne voit pas le problème. La jeune femme ne se laissera jamais intimider et tiendra tête jusqu’au bout à l’ordre familial et patriarcal incarné ici par son père.

 

 

Pourtant, il ne faut pas s’y tromper, la tonalité romantique domine toujours et Capitaine Bel Amour n’est pas une œuvre féministe ! Si on applique à Capitaine Bel Amour le test contemporain de Beschdel – Wallace[1], on s’aperçoit qu’il faut attendre l’ep.16 (n°341, p16) pour voir enfin dialoguer et interagir les deux personnages féminins et ce sera toujours pour se partager les faveurs du héros. Les derniers résumés se concentrent d’ailleurs sur la rivalité amoureuse entre elles. Et si elles expriment leur opinion, c’est uniquement sur leur choix de conjoint, le même, et dans le cadre du mariage.

 

[1] BECHDEL A., Lesbiennes à suivre, Prune Janvier, 1994

Igor HOLFERT, Master 2 MASTER FICTION, UNIMES

 

Dernière mise à jour : 14/05/2024